Extrait du texte «Madame» par Dario Larouche

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Ce n’est pas la mer à boire; c’est la mère à manger…

MADAME

Le théâtre…
Lieu de l’étroite complicité entre la salle et la scène.
De votre côté, l’imagination… initiatrice et créatrice de l’effet.
De celui-ci, la gloire du faux et des émotions simulées.
Le potentiel événementiel à son paroxysme.
Dans cette zone sombre du «mentir vrai», dans cet espace dramatique, une femme.
Une femme belle, riche et jeune, portant haut et fièrement tous les attraits de la féminité, tout au long de ce corps parfait qu’elle a reçu, de facto , à sa naissance littéraire.
Une femme exquise - fruit juteux en saison maraîchère - bien mise de sa personne dans ses vêtements somptueux, tous de bric-à-brac construits.
Un décor.
Un appartement digne de sa personnalité.
Ici, une table, petite et basse, recouverte d’un drapé majestueux tissé par une esclave qui passera trois fois en cours de représentation pour déclencher une cascade de rires salvateurs chez chacune de vos personne.
Une table exemplaire pour recevoir le chagrin subit de la veuve éplorée de même que les repas présumés dus à son origine humaine qui doit – hélas! – se sustenter.
Là, un fauteuil qu’elle pourra permuter au gré de ses fantaisies, de ses confitures et déconfitures.
Un lustre magistral baigne, bien entendu, ce point d’action fictionnel d’une lumière sibylline qui crée, par les infinies nuances de sa monochromie, et l’ombre et le suspense.
Au loin, on entend le coq crier à l’assassin, prélude au dîner qui approche et…

Arrive le cuisinier, tout aussi essoufflé qu’ensanglanté, des masses gluantes s’effondrant probablement tout autour de lui.

PHILIBERTUS
Madame.

MADAME
Philibertus!
Combien de fois devrai-je encore vous sermonner du fait que je trouve parfaitement dégoûtant de vous voir ainsi promener recouvert de sang bovin, de plumes de poulailles, de viscères de truies?
Oh…
Donnez à un homme une hache, une masse, un chapeau de cuisine… et le voilà sitôt converti en bourreau!
Allez!
Ouste!
Cruelle bête!

PHILIBERTUS

Mais, madame…

MADAME
Tut, tut, tut.
Je sais pertinemment ce que me vaut cette dégoulinante intrusion : j’ai entendu le cri!
Et à votre simplet récit qui aurait pu émerger, je rétorque violemment : votre coq, vous n’aviez qu’à mieux le tenir, en prenant grand soin de maintenir ses deux pattes cornues sous le couvert de ses ailes ramenées en tout petit paquet bien serré sous son ample poitrine le temps que, de votre instrument de torture, vous lui eussiez tranché la tête d’un coup brusque et brutal, sans aucune autre forme de tergiversations.
De cette façon, vous ne l‘auriez pas perdu.
J’aurais, à cette heure, mon poulet chasseur.
Et la joie s’enracinerait en mon for intérieur en lieu et place de ce… ce sentiment…
Ah!
Elle s’affale sur la table.Étendue en telle manière, la femme illustre le climat de détresse qui est sien.
Les multiples plis de son voilage laissent deviner des courbes prometteuses tandis que sa jambe, déployée de tout son long, forme, en tenant compte d’un point de fuite imaginaire, une droite perpendiculaire par rapport à celle plus statique du mobilier.
Aussi peu naturelle que confortable, l’intimité de cette position attise, chez le spectateur, une étincelle de plaisir et d’empathie qui accompagne la sortie disgracieuse du cuisinier.
Philibertus!

PHILIBERTUS

Madame?

MADAME
Ayez l’obligeance de ramasser cette cervelle qui s’agglutine sur la moquette.
Le cuisinier sort. Elle pleure de rage. Long temps. Nouveau cri du coq que l’on manque.
Désespérance de l’affamée…
Drame humain de la disette consommée!
Combien de temps encore me faudra-t-il endurer le fait sinistre de voir ainsi se dérober mes plats quasi dessous mes yeux?
Combien de temps encore ploierai-je sous le joug de mon acide gastrique qui hurle en vain son impatience?
Combien de temps encore me verrai-je confinée à gruger un peu plus de cette mère qui me mit au monde?

MÈRE

Vous m’appelâtes, fillotte?
N’ayez crainte, j’accoure vers vous avec, au cœur…
Elle tombe, tragique.La cécité m’assaille soudain!
Fille!!!
Les ténèbres m’enveloppent tout comme cette fois où vous tentâtes de m’enfermer dans le placard prétextant ma trop lourde présence!
Malheur à moi!
Malheur à moi!!!
Où êtes-vous, jeunette?
Tendez les bras vers l’antiquité chancelante que je suis…
Elle fouille l’espace vacant devant elle de ses bras et, de cette façon, s’approche de sa fille.

MADAME

Ne me touchez pas.
Ne me touchez pas!
Ne me…

MÈRE lui tâtant le visage

Pucelle…
Laissez-moi me réconforter au souvenir tactile de votre figure : mes doigts sont les derniers renforts de ma mémoire!
Oh!
Mais pourquoi toute cette eau coule-elle sur vos doduesques joues?
Pourquoi ce grand débordement aqueux m’inquiète-t-il et m’angoisse-t-il tout à la fois?
Votre chagrin, je le ressens jusqu’aux tréfonds de mon être et de vos larmes, j’irrigue un à un les sentiments maternels que je vous porte!
Confiez-vous!
Confiez-vous à moi, petiote…
Mon cœur de mère sait et comprend votre vécu.
Il y a de l’homme là-dessous, n’est-il pas?
Il vous a…

MADAME

Mère!
Ôtez votre corpulence de dessus mon visage et cessez votre babillage qui gaspille un silence qui aurait pu m’être précieux.
Quant à vos bras…
Retenez près de vous ces jambonneaux qui…
Mmm.
Enfin, peut-être pourrai-je m’accommoder de ceux-ci.

MÈRE

Oh oui!
Prenez-les et vous me guidant, ensemble, promenons-nous et tissons des liens.
Je prononcerai des mots qui vous renseigneront sur moi et vous, vous dévoilerez les parties secrètes qui vous habitent.

MADAME

Taisez-vous.
Quand bien même vous parlerais-je, vous n’y entendriez rien puisque vous êtes aussi bornée qu’un piot.
Par ailleurs – ici le point devient intéressant – la secousse sismique que provoquera sans doute la déclaration disons gastronomique! qui approche, vous laissera, au grand regret de votre fille, parfaitement muette.

MÈRE

Muette?

MADAME triturant de plus en plus le bras de sa mère

Muette.
Jamais vous ne cultivâtes le sens du partage et il m’incombe encore de combler – de force s’il le faut – ces besoins ventraux qui quémandent toute mon attention.

MÈRE

Je vous en supplie, fillette!
Mijotez autre chose et me laissez encore quelques instants de parlotte!
Ne m’enlevez pas ce qui me reste déjà si peu, moi qui suis votre…

MADAME continuant
Mère…
Tous le savons.
Votre grand âge vous trahit.
Une femme meurtrie par les vents et marées du temps qui passe et qui, visiblement, achève, en vaincue, ce combat contre la finitude.
À une certaine époque, pourtant, c’était vous qui trôniez au centre des regards.
C’était vous qui nourrissiez les envies.
Et de quelque personnage principal que vous étiez, vous voilà figurante.
Oui.
La mère vient, selon toute vraisemblance, avant ses enfants.
C’est la poule avant l’œuf.
Question résolue.
Et vous ne faites guère exception.
Vous êtes une poule.
Tenez, mère.
Assoyez-vous, oubliez votre mutisme et poussez, pour mon propre plaisir taquin, le cri du coq qu’on apprête.
Prenez place à ce banquet où vous figurerez au menu.
Allons.
Ne vous débattez pas.
Et enlevez cette expression d’effroi qui, sur vous, se fige et vous défigure.
Après tout, qu’avez-vous à faire de tout un bras?
Il est si beau qu’une maman se donne pour son enfant.
Maman !!!
Revenez immédiatement!!!
Philibertus!
Philibertus!!!

PHILIBERTUS

Madame?

MADAME
Rattrapez-moi cette satanée bourrique qui est probablement descendue, à son habitude, à la cave pour se fondre aux bouteilles qui reposent dans le cellier.
Tentative désespérée de m’échapper!
À moins que cette fois, victime de la nouveauté, la pauvre vieille n’ait tenté, en vain, de s’immoler par le feu… offrant à une combustion spontanée et hors de contrôle des parties corporelles entières, des morceaux exquis auxquels une cuisson médium-saignante convient mieux et qui, de surcroît, en rehausse légèrement le goût tout en attendrissant le muscle.

PHILIBERTUS

Mais madame…

MADAME

Ne rouspétez donc pas, vilaine bête!
Prenez vite vos jambes à votre cou…
Mais non!
Pas comme ça!!!
Debout, idiot! et ramenez rapidement maman!
Chacune de mes cavités stomacales gémit!
Ramenez-la de gré ou de force…mais prenez garde qu’elle ne se blesse inutilement ou qu’elle ne succombe prématurément : sa chair n’en serait que plus roide et plus ardue à mastiquer.
Et…
Philibertus…

PHILIBERTUS

Oui, madame?

MADAME

Soyez doux, tout de même…
On n’a qu’une mère dans la vie.
Et tâchez de bien maintenir l’entièreté de ses entrailles dans le giron de votre cuisine.
Tomber sur un organe à tout propos finira par me rendre dingue.


PHILIBERTUS

Oui, madame.

Il sort en courant. Bruits sauvages de luttes. Sang.