Extrait du texte «L'Ordre du monde» par Dario Larouche

Un homme et une femme, assis côte à côte.
Une fuite d’eau venant du plafond.
L’homme regarde les gouttes tomber.
La femme les reçoit sur la tête et réagit sur chacune d’elles.
Long temps.
L’homme se tourne vers la femme.

L’HOMME

Il pleut encore.

Long temps.
Il ramène la tête vers le public.

Il y a deux jours, Boris Eltsine est mort.
Comme ça.
Soudainement.
En Russie.
À près de 20 000 kilomètres.
C’est drôle mais…

Un temps.

Je me suis demandé s’il me fallait réagir.
Avoir une émotion…
L’Histoire s’écrit et je suis ici.
L’Histoire s’écrit et…

Un temps.
Peut-être aurais-je dû réagir.

LA FEMME


L’HOMME

Je me suis aussi demandé…
Non.
Je me suis souvenu.
Je me suis souvenu de lui au faîte de sa puissance.
J’avais…
J’avais quinze ans et je m’en souviens.
Il était debout.
Sur un tank.
Sur un char d’assaut.
Et le monde tremblait.
L’ancien monde tremblait alors qu’un nouveau gémissait.
J’avais quinze ans et il me semblait faire partie de l‘avenir.
Boris Eltsine était sur un char d’assaut.
L’avenir existait.

LA FEMME




L’HOMME

Un vent de liberté soufflait sur l’humanité.
C’est ce qui se disait à l’époque.
Un vent de liberté.
Le passé était confiné au passé.
Le passé devenait archéologique.
J’avais quinze ans et c’est comme si je naissais à nouveau.
J’étais un bébé de quinze ans et Boris Eltsine était mon père.
Depuis…
Le monde est revenu à son point de départ.
Non.
Il a repris son cours.
Là où il s’était arrêté.

LA FEMME


L’HOMME

Sa mort t’a-t-elle secouée?
Réponds franchement.
T’a-t-elle secouée?

Long temps.

Pourtant…
Tu étais avec  moi.
Oui.
Il y a tout juste deux jours, tu étais allongée ici.
Tu reposais la tête sur ma cuisse.
Et tu me parlais.

Un temps.

Non.
Tu ne  faisais pas que parler.
Tu me lisais le journal.
Tu me lisais le journal et moi je t’écoutais.
Je t’écoutais me parler.
C’était simple.
Tu parlais et je t’écoutais.
Et c’est comme ça que j’ai appris la mort de Boris Eltsine.
Par toi.

Un temps.

Par toi…
Et tu as refermé le journal.
Puis il a commencé à pleuvoir.
Puis du journal, tu te fis une canne pour pêcher.
Puis tu t’es mise à pêcher dans la petite flaque à nos pieds.
Tu pêchais.
Une ligne, un hameçon, un appât.
Tu pêchais.
Et tu te taisais.

 Il regarde la femme.

J’étais assommé.
Jamais je n’avais autant souhaité que tu me réconfortes.
Mais tu pêchais au lieu de me parler.
Tu pêchais et tu te taisais!
Tu communiais avec le poisson.
Une ligne, un hameçon, un appât…
Et voilà que se faisait la fusion entre deux êtres.
Entre deux êtres dont j’étais totalement exclus.
Seul.

Un temps très long.

Oui.
Il y a tout juste deux jours, tu m’as assommé.
Tu m’as annoncé que Boris Eltsine était mort et tu t’es retournée.
Tu t’acharnais contre moi.
Non.
Contre le monde.
Et je ne pouvais rien faire.
Que pouvais-je faire?
Pêcher?
Non.
J’étais assis et je restais assis.
Ma cuisse ne te plaisait plus?
Tant pis.
Mon désarroi ne te disait rien?
Re-tant pis.
En autant que nous aurions du poisson.

Un court instant.

 C’est alors que tu t’es mise à siffler.
Horriblement.
Et je ne pouvais rien faire.
Je ne pouvais rien faire!
Je portais un deuil horrible.
Je portais un deuil horrible et je ne faisais rien.
J’attendais.
Je n’avais pas autre chose à faire.
C’était inutile.
Et t’écouter m’occupais amplement.

LA FEMME

Tu n’avais pas à me tirer à l’eau.

L’HOMME

L’air était sec.
L’écho était pur.
Oui.
Tout d’abord, il y avait toi qui sifflais.
Puis une autre vint.
Et une autre.
Et une autre encore.
Bientôt, ce n’était plus toi qui sifflais mais une chorale de toi.
Un décuplement de toi!
Je voulais bien faire un effort.
Écouter chacune de tes voix.
Mais mes journées ne furent bientôt plus assez longues.
Et toi, tu continuais.
Tu n’arrêtais plus.

LA FEMME


L’HOMME

Même lorsque ta bouche refusait d’ouvrir tu continuais.
Comment…
Comment veux-tu qu’ainsi je puisse garder mon sang froid?

LA FEMME

Tu n’avais pas à me tirer à l’eau.

L’HOMME

Un matin…
Hier peut-être…
Il y a tout juste deux jours, je me suis parlé.
Je me suis dit :«Tends la main vers elle.
Touche-la.
Pour te mettre à l’abri du chagrin.
Pour te sécuriser.»
Et c’est là que tu t’es déplacée.
Oh.
Imperceptiblement.
Juste assez pour t’éloigner.
Comme ça.
Je n’avais pas encore fini de penser que tu changeais déjà de place.
Comme ça.
Sans préavis.
Tu changeais de place.

Un temps.

Tu ne m’as peut-être pas vu alors…
Je pris une inspiration profonde.
Tu ne me regardais pas.
Comme d’habitude.
D’accord.
Tu ne me voyais pas.
Mais je suis certain que tu savais que j’inspirais.
Tu  devais le sentir.
Je prenais une inspiration annonciatrice de quelque colère brève.
Soudaine.
Un orage.

Un temps.

Tu étais debout devant moi.
Là.
Tu étais debout devant moi.
Droite.
Tu scrutais l’horizon de temps en temps.
Tu te perdais dans le panorama pendant que moi…
Moi j’étais aux prises avec une masse d’air comprimée ici.
Condensée.
Douloureusement fulgurante.
Et  pourtant tu m’ignorais.

Il ramène sa tête vers le public.

Oui.
Je te guettais.
Je t’épiais en train de m’ignorer.
Je t’espionnais.
Est venu le temps de faire quelque chose.
Il fallait bien que l’un de nous deux prenne ses responsabilités.
Je refusais que ce soit toi.
Je ne pouvais te laisser gagner aussi facilement.
D’autant plus que pas un regard ne me parvenait de toi.
Non.
Seulement l’horizon.
J’avais encore et toujours ma cuisse en offrande.
Juste derrière toi.
J’aurais pu alors te parler de Boris Eltsine.
J’aurais pu te parler de Boris Eltsine pendant des heures.
Pendant des heures longues et heureuses.

Un temps.
Ce fut très long.
Puis soudain, un nuage passa et il s’est remis à pleuvoir.
C’était peut-être un signe.
Alors oui.
Je t’ai poussée.
Oui je t’ai poussée pour moi, pour Boris, pour le poisson et ça m’a fait du bien.

LA FEMME

Tu n’avais pas à…

L’HOMME

Depuis lors tu m’es indifférente.
Je t’ignore à mon tour.
Tu m’entends?
Je t’ignore.
Regarde-moi!

Un long temps.
La femme tourne sa tête vers l’homme.

Je t’ignore.
Je te regarde mais je t’ignore.

Un long temps.
Elle se lève.

Je te préviens
Si tu ne réagis pas à l’instant, je me fatiguerai.
J’oublierai mes résolutions et je te pardonnerai.
C’est ce que tu veux?
Tu veux que je te pardonne?
C’est ce que tu veux vraiment?
Qu’attends-tu pour exploser?
Vois!
Je t’ignore!

Elle le regarde longuement.
L’homme s’accroupit au sol.
Il sort un mouchoir d’une poche et entreprend d’éponger le sol inondé.
Contraint dans ses mouvements, il enlève son veston.
Il le plie et le dépose près de lui.
Il éponge le sol.
Contraint dans ses mouvements, il enlève sa chemise.
Il la roule en boule et la place sur son veston.
Il change de place en se traînant sur les genoux.
Il éponge le sol.
Contraint dans ses mouvements, il enlève son pantalon.
Il se gratte le torse et réfléchit.
Il plie son pantalon et le dépose sous son veston.
Il continue d’éponger le sol.
Il ôte son caleçon.
Nu, il entreprend de laver son corps de son petit mouchoir imbibé d’eau.
La femme se retourne.

Oui.
Tu vois…
Tu m’es indifférente.
Moins que ça.
Tu n’es rien.
Le vide.
Tu entends ça?
Tu es le vide.
Tu peux désormais faire ce que tu veux.
Je m’en fous.
Tu es le vide.
Oui.

Il la regarde.
Elle le contourne et s’assoit sur l’autre chaise.
Il s’assied à ses pieds.              

Je m’en suis aperçu quand tu es revenue.
Tu me semblais changée.

Un court temps.

Alors que tu te séchais…
Pendant que tu séchais j’ai cherché qui se cachait sous tes traits.
Je guettais l’étrangère.
Qu’est-ce qui n’allait pas dans l’ensemble?
L’étincelle qui figeait ton regard?
Le sourire flegmatique qui flottait?
L’oscillation  continuelle de ta tête?
J’ai cherché pour voir ce que je n’avais pas encore vu.
En vain.
Tu étais changée.
Oui.
Tu ne peux pas nier ce fait.
Tu étais changée.
Tu n’étais plus qu’une coquille désaffectée.
Oui.
Il y a tout juste deux jours encore…

Un temps.

Hier peut-être…

Un temps.

Boris Eltsine est parti et toi aussi…
En un sens.

Un temps.

D’accord.

Un temps.

Ça je peux te le pardonner.
Je m’excuse.
Je te demande pardon.
Tu avais raison de me contrarier.
Je le méritais.
Tu étais là et je ne pouvais y échapper.

Un temps.
Il la regarde.

Tu n’es pas rien.
Non.
Tu n’es pas rien…
Tu es une brume.
Une jolie brume.
Un brouillard.
Un souvenir.

Un temps.

J’ai soif.

Un temps.

Non.
Tu n’es plus comme avant.

Un temps.

Je me souviens de toi.
Naguère.
Jadis.
Tu étais aimante.

Un temps.

Non.
Pas aimante…
Attentionnée.
Longtemps je me suis convaincu que c’était suffisant.
Tu étais attentionnée.
Chaque fois que tu m’adressais la parole, je savais que c’était pour moi.
Que c’était à moi.
Que j’étais le seul destinataire de ta bouche.
Tu étais attentionnée.
Et si Boris Eltsine était mort à cette époque…

Un temps.

S’il était mort à cette époque tu aurais su quoi me dire.
Tu aurais atténué le choc.
Tu aurais fait les détours nécessaires.
Tu m’aurais veillé.
À l’époque, ç’aurait été normal.
Comme lorsque tu me souriais.
Oui.
Tu es changée.

LA FEMME

Tu n’avais pas à…

L’homme regarde la fuite d’eau, se lève et bouche le trou de son index droit.

L’HOMME

Avant tu n’aurais pas pêché.
Je ne t’aurais pas poussée.
Et peut-être Boris serait-il encore en vie.

Un très long temps.

J’aurais pu attendre.
J’aurais pu attendre avant de te relever.
J’aurais pu même attendre avant de te de pousser.
Rien ne m’y obligeait.
Mais tu étais là.
Tu étais là mais rien ne m’y obligeait.

 Un court temps.

Aurais-tu cessé de siffler si je te l’avais demandé?
L’aurais-tu fait?
Je te demande pardon.
Je te demande pardon mais je n’en pense rien.
Je te demande pardon pour me soulager.
Me soulager.

Un temps.

Tu peux encore si tu veux prendre le journal pour pêcher.
Tu peux le prendre.
Oui.
Tu peux le prendre mais en silence.
Il y a tout juste deux jours…
Ou hier peut-être…
Tu l’aurais fait.
Et moi je t’aurais regardée.
Peut-être même aurais-je souri.

LA FEMME

Tu n’avais pas à…

Un temps.

L’HOMME

Aussi tais-toi.
Oui.
J’aurais pu attendre avant de te relever.
J’aurais pu te laisser choir sur le sol.
Mais je ne l’ai pas fait.
Même pas par pitié.
Non.
Je ne t’ai pas prise en pitié.
Pas cette fois.
Ma pitié n’était pas pour toi.
Elle n’était même pas pour moi.
Non.
Ma pitié n’était que pour Boris Eltsine.
Pour lui.

Un court temps.

 Le deuil est horrible.

Un court temps.

J’aurais pu attendre.
Oui.
J’aurais pu.
Mais je me suis penché vers toi.
Je me suis demandé s’il me fallait réagir.
Mais il était trop tard.
Le mal était fait.
Je n’avais pour toi aucune pitié.
Ni de rancune.
Ni de remords.
Je n’avais rien.
Je me suis penché pour t’aider.
Mécaniquement.
Sans chaleur.
Le vide.

Un temps.

C’était  moi le vide.
Un temps.
La femme passe un vêtement à l’homme.

C’est moi qui te tenais la main.
C’est ironique.
Non?
Le contraire aurait été plausible.

Un court temps.

Il pleuvait encore.
La mare s’étendait.
Tu ne bougeais pas.
Tu ne bougeais pas, tu me narguais.
Par principe, tu te serais noyée.
Juste pour me narguer.
C’est ironique.

Un temps.
L’homme triture le vêtement.

J’étais là.
Je te tenais la main.
Et tu ne bougeais pas.
Comme pour me culpabiliser.
C’est ce que tu tentais de faire.
Me culpabiliser.
Ç’aurait pu réussir.
Ç’aurait pu réussir si je n’avais pas été le vide.
Je ne pensais déjà plus à toi.
Je ne pensais même plus à Boris.
Je ne pensais plus qu’à moi.
J’étais le vide.
Un vide tautologique.
Tu ne bougeais pas alors que je te tenais la main.
J’avais tout mon temps.
Peut-être aurais-je dû réagir.

Un court instant.

Tu ne veux plus pêcher?

LA FEMME


L’HOMME

Tu t’es relevée.
C’est là que tu n’étais plus la même.
Tu étais changée.

LA FEMME

Tu n’avais pas à me tirer à l’eau.

Lentement, l’homme et la femme se regardent.
Un très long temps.
La femme se lève.
Elle se dirige vers la sortie mais s’arrête.
L’homme tend la main pour recueillir les gouttes qui s’écoulent du plafond.

L’HOMME

On ne meurt qu’une seule fois.
Les autres fois ne sont que de fades reprises.
Un vide lancinant.
Un brouillard.

Un temps.

Je ne le referai probablement jamais.
Ou demain.
Demain.
Oui.

L’homme se vêt lentement.
Très lentement.
Il pleure.
Silence.
La femme se tourne vers lui.
Silence.

Mais tu ne siffleras plus.
Tu ne pêcheras plus.
Tu ne liras plus le journal.
Tu ne parleras plus.
Tu ne te tairas plus.
Tu ne m’ignoreras plus.

Un temps.

Tu ne seras plus là.

Elle sort.

Et moi…

Un temps.

Et moi j’écrirai un livre sur Boris Eltsine.

Un temps.
Il remet sa main sous la fuite d’eau.
Un long temps.

Noir.