Extrait du texte «Le choeur du pendu» par Dario Larouche

PROLOGUE

LE CHŒUR
Écoutez.
Écoutez le silence.
Le lent appel
froid et monotone
résonne au loin.

LA MÈRE
Un long cri.

LE CHŒUR
Annonce répétée
pour que tous se souviennent…

LE PRÊTRE
Que personne n’oublie.

LA MORT
Écoutez.

LE CHŒUR
Les coups se font insistants.
L’inscription sonore s’incruste dans la mémoire collective.

LE PENDU
Et doucement
L’horrifiant spectacle commence.

LA MORT
Ma seule vraie existence.

LA VEUVE
Mon effroyable existence.

LA MÈRE
Ma terreur.

LE PENDU
Moi.

LA VOISINE
Moi ?

LE CROQUE MORT
Les autres…

LE PRÊTRE
Et le reste.

LE CRIEUR
Mesdames
messieurs 
futurs détracteurs
ou sempiternels appuis
place au CHŒUR DU PENDU
comédie grotesque
et pathétique
en prose
 et en pièces détachées
variant inlassablement sur le même thème.
  
1

L’AUTORITÉ SCÉNIQUE
Nous voici ici rassemblés
dans un but factuel
et libre de tout arbitrage subjectif
pour juger
sans ambage
et sans aucune fausse pudeur qu’amène usuellement la pitié
une faute grave
un délit immoral
un crime odieux
un attentat auto-assassinesque.
Il vous appartient
membres sains de corps
et d’esprit
de porter attention à chaque détail
chaque vétille
aussi infimes soient-ils
et de répondre à cette seule et unique question qui se doit d’être posée :
où veulent-ils donc en venir ?
Que l’ironie
le sarcasme
la surprise et l’étonnement
la méchanceté et la cruauté
l’humour et la drôlerie
ne vous fasse perdre de vue que le péché
reste le péché.
Il importe soudain
avant que de ne poursuivre sur une lancée intarissable
et hautement philosophique
de jeter les bases
toutes aussi théâtrales puissent-elles être
de ce drame parfois universel
qui se déroulera sous vos yeux que j’espérerai ouverts
et vigilants.
Le froid était froid.
Février
le glacial Février
était bel et bien en selle dans le cycle interminable de l’hiémale saison.
La nuit tombait
à l’instar des autres nuits.
Cependant
un vent violent
presque en furie
entraînait à sa suite
une nuée opaque
et dense
de flocons de neige qui laissaient entendre
à qui le voulait
de faibles gémissements lorsqu’ils entraient en contact avec le sol
qui se contorsionnait douloureusement sous l’impact.
Ainsi
tout bougeait.
Les arbres se balançaient mornement dans leur cadavérique nudité 
les bancs de neige s’affaissaient à en devenir un immaculé et suffocant linceul blanc
et les montagnes
écorchées
frissonnaient en spasmes agoniques sur leur immuable socle de pierre.
Bref
la nature
en cette frileuse soirée
semblait prendre vie sous les insufflations démoniaques
d’une quelconque force maléfique
alourdissant
du coup
l’étrange atmosphère qui régnait partout.
Bien entendu
ces quelques considérations météorologiques ne sont que bagatelles
et n’apportent
par conséquent
aucune modification au fil déjà très étiré de l’histoire en cours…
mais poursuivons.
Dans une petite maisonnette
lourdement fouettée par le tortionnaire hiver
un âtre de brique suffisait avec peine à réchauffer
l’unique pièce pauvrement meublée qui servait tour à tour de cuisine
de salle à dîner
de salon
de boudoir
et de chambre à coucher.
Elle était sombre
dans sa couleur brunâtre ternie par les nombreuses années qui avaient fui
et humide
dans son air vicié
et par la poussière accumulée
et par le manque de ventilation
qui ne se laissait respirer qu’avec beaucoup de mal.
La seule fenêtre donnant sur l’extérieur avait été condamnée au début de l’année :
dans l’ivresse d’un moment
elle s’était faite prendre.
Dans l’obscurité qui obscurcissait cette obscure pièce
une mince
et unique chandelle écourtée s’acharnait
de toute sa cire
à brûler
jetant
de temps à autres
une frêle luminosité blafarde sur tout ce qui l’entourait de très près.
Bien entendu
le contexte géographique se veut dénué de toute influence
passée
présente
ou future.
C’est alors que surgit
telle une calamité
ce gris nuage lacrymogène
et matraque
que nous verront
et nommeront désormais de cette seule dénomination possible :
les acteurs.

2

LE CROQUE MORT
J’arrivai
comme le veulent la coutume
et la tradition
bon premier après Dieu
franchissant une nouvelle fois
l’antre de la dernière scène.
Je dois ajouter que
de croque mort
je suis le seul à la ronde.
Profession ancienne.
Métier éprouvant.
Carrière inutile s’il en faut.
Mais puisque toute inutilité a sa raison d’être
il me fallait être là.
Une impulsion subite
un don
que dis-je !
un sixième sens tout féminin
me prévint sans doute du drame.
C’est pourquoi j’arrivai
comme je me plais à le répéter
le premier.
Et il était là.
Étendu sur le parquet.
Visiblement m’attendant.
La corde meurtrière avait
selon toute vraisemblance
failli à sa tâche
et n’avait su résister à un tel poids.
Je m’approchai.
Très près.
Encore plus près que ses vêtements se pressaient sur sa propre peau
et dès que j’eus mis la main sur lui
je le sus aussitôt
tendu.
La mort se fait stressante
me direz-vous ?
Bien sûr
répondrai-je.
Et je descendis ainsi
tout le long de son tout long corps
lentement
presque comme une caresse
tâtant tantôt par ci
tantôt par là
scrutant les moindres détails anatomiques de cet homme
à la recherche d’un soupçon de vie
un frétillant fricotement peut-être.
Mais pressentant d’emblée la déception
Je me dirigeai finalement aux pieds.
Par un choix préétabli depuis longtemps
je pris délicatement le droit
le dévêtit
l’examinai
enlevai quelques moussailles de ci de là
vérifiai la bonne condition des ongles
humai l’odeur dans un geste gratuit
enfilai le gros orteil dans ma bouche et…

LE PENDU
Aïe !

LE CROQUE MORT
Cet homme est mort.

LE CHŒUR
Non !

LE CROQUE MORT
Si.

LE CRIEUR
Est décédé à  son domicile
dans des circonstances évidentes
cet homme
aimé des siens
détesté des uns
et ignoré des autres.
Prière de n’envoyer ni don
ni fleur
ni sympathie
la famille éplorée désirant se soumettre seule au chagrin
et à la souffrance
inhérents à ce type d’événement.

3

LA VOISINE
Ce fut brutal
et bouleversant.
L’heure venait tout juste de sonner à l’horloge
faute de ne pouvoir sonner ailleurs
dix coups
sinistres et prolongés
comme tout autant de marqueurs indéfectibles de ce temps qui passe.
Je venais de m’installer à  table
tout simplement
un café fumant devant moi
un café fumant pour calmer cette angoisse qui m’empoignait l’estomac
et que j’avais confondue
tout au long de cette journée
avec une  inconfortable indigestion.
Je regardais droit devant moi.
Droit devant avec
en tête
le seul souci de savoir de quoi demain serait fait.
Rien de plus
rien de moins.
Le seul souci de savoir de quoi demain serait fait.
Je regardais droit devant et
malgré cette angoisse pressentant tous les symptômes de l’indigestion
je gardais foi en ce lendemain.
Contrairement à son habitude
de devant
mon regard pointa
subtilement
entre les rafales blanches et les ténèbres
vers la maison de ce voisin…
de cette maison où habitait feu ce voisin.
Mon regard se tourna
vers la maison de ce voisin encore vivant
 et il le vit
 comme une ombre en marche vers son destin…
 Et mon angoisse s’emporta de plus belle.
 Puisse-t-il reposer en paix.

 LA MÈRE
Paisible repos !
 Ils étaient là.
 Ils étaient là
 comme tout autant de carnassiers déchaînés
 debouts
 à leurs discours prêcheur
 disant :
 Qu’il repose en paix.
 Que son âme se laisse bercer sur les vagues de ce tout paisible repos éternel. 
 Paisible repos ?!
 Paisible repos ?!!
 À d’autres !
 Il était jeune et fringuant…
 Il était jeune
 fringuant
 et vivant tout autant que l’on puisse être
 que déjà ses assoupissements se voulaient courts
 et troublés.
 Caprice ?
 Génétique ? 
 Nul ne pourrait me le dire.
 Toutefois
 je sais que le seul fait d’affubler son présent sommeil du qualificatif
 éternel
 ne l’en soulagera guère plus.
 Bien sûr
 personne n’est revenu
 par après
 se lamenter d’envies soudaines
 de soif
 ou de rhumatismes.
 Personne ne s’est relevé
 pour contrer l’invasion des immanquables plaies de lit.
 Personne ne s’est réveillé
 en pleurant un cauchemar
 ou en souriant béatement au souvenir d’un fantasme onirique.
 Paisible repos ?
 Mystère.
 Personne n’a pu
 après coup
 nous contacter
 pour nous assurer que cette longue léthargie
 n’endommage pas
 et n’envoie pas aux calendes grecques
 les facultés intuitives de l’âme.
 Non !
 Persone n’a pu.
 Personne.
 Pas même mon fils.
 Mon pauvre fils.
 Ce souvenir qui quémande ici
 mon douloureux instinct maternel.
  
LE CHŒUR
Ensemble
gémissons.